Attends! Ne pars pas si vite!
Laisse-moi au moins graver ton image dans ma mémoire. Laisse-moi chercher mes souvenirs, pour y trouver cette impression de déjà-vu que ta présence invoque de manière insaisissable. Serais-tu encore un rêve? Toi qui m’apparaît comme un écho lointain, comme un songe évasif… J’ai l’étrange certitude d’avoir déjà rêvé de toi, de tes mots, de ton corps… Ce ne peut être une coïncidence. Tu serais donc bien réel…?
Si tel est le cas… C’est donc toi que je cherchais, depuis tout ce temps. C’est ta peine que je cherche à adoucir de mes pleurs, et ta douleur que mes propres souffrances veulent apaiser. Ce sont tes tourments que je cherche à laver de mes larmes, et c’est le manque de ta chaleur autour de moi qui cause ma folie. C’est l’oppression de ton silence qui vole l’air que je respire. Resteras-tu encore un moment? Me délivreras-tu un tant soit peu de tous ces maux? Si tu es aussi mauvais que tu le dis, pourquoi, alors, m’appaises-tu autant?
Je comprends mal ton idée de la perfection. Comment peux-tu me voir ainsi, alors que je me suis toujours considérée incomplète? Avec un certain détachement, j’arrive à trouver une certaine beauté dans ce que tu appelles ma « pureté ». Mais détrompes-toi: je suis loin d’être pure. Naïve, peut-être, bien que cela m’enrage, mais pas pure.
Oh, je ne mets pas en doute tes dires! Comment le pourrais-je? Malgré le caractère invraisemblable de ton histoire, j’en ressens la vérité au plus profond de mes trippes. Aussi terribles qu’elles puissent être, tant de choses prennent enfin leur sens dans tes révélations! Alors, rassures-toi: je ne t’en veux pas. Ni pour tes mots sombres aux implications effrayantes, ni pour mes origines inquiétantes, ni même pour ton hésitation à endosser la responsabilité de tes actes. Tu croyais alors faire pour le mieux, en me laissant derrière. Mais aussi nobles qu’aient pu être tes intentions, la tentative était vaine: comment pourrais-tu me souiller, puisque je suis née de toi? Tu ne pourrais qu’éveiller cette partie de moi qui dort depuis trop longtemps. Ma part d’ombre t’appelle… L’entends-tu? L’entends-tu crier son besoin de toi, et sa rage d’exister?
Bien sûr que tu l’entends, la question était rhétorique! Mais comment te faire voir les choses telles que je les perçois moi-même? S’il est vrai que tout n’est toujours qu’une question de point de vue, encore faut-il parvenir à s’entendre sur l’angle d’approche. Laisse-moi donc te présenter le tout de façon plus…globale, si on veut. Dans un contexte anonyme, les choses te sembleront peut-être plus claires…
Commençons par une analogie simple, frôlant le cliché: chacun de nous est un livre, où il écrit l’histoire de sa propre vie. Une âme nouvellement née aurait alors selon moi beaucoup en commun avec un calepin neuf. Ce qui nous poussera à acheter ce calepin sera peut-être sa reliure impeccable, ou l’espace vierge qu’il contient, mais ce seront les données et les histoires qui y seront compilées qui lui donneront sa vraie valeur. Les écrits consignés sur ses pages, quels qu’ils soient, seront ultimement sa raison d’être, et ce qui lui vaudra d’être gardé ou jeté, voire brûlé, lorsque sa couverture tombera en charpies, et que les coins des pages jaunies seront cornés.
J’écris donc en secret le journal de ma vie en ton absence depuis des lustres. Sauras-tu enfin lire en moi ces histoires qui me hantent? Sauras-tu laisser de côté tes idées préconçues pour découvrir ces légendes sombres qui m’habitent? Car elles sont bien là, patiemment tapies au fond de mes pensées, à attendre qu’on m’apprenne enfin les mots pour donner substance à leur existence. Qui serait mieux placé que toi pour une tâche aussi cruciale? Toi qui connais sans l’admettre mes démons les plus vils, et mes vices les plus suaves. Toi qui sais mieux que personne combien la nuit est accueillante, laisses-moi m’y cacher, avec toi! Donnes-moi la force nécessaire pour combattre ma propre lumière aveuglante. Apprends-moi à chasser, pour que je ne sois plus jamais la proie des opportunistes. Guide mes pas vers le pouvoir que j’aurais toujours dû détenir sur moi-même. Ce n’est qu’alors que j’aurai trouvé ma place.
N’aie pas peur de me corrompre. Je te le répète: mes propres ombres dansent déjà. Tu ne pourrais que m’apporter une meilleure compréhension de moi-même. Me croirais-tu si je te disais que j’ai la certitude que cette dernière me rendrait en elle-même incoruptible? Que cette osmose avec mon reflet sombre ne pourrait que me faire du bien? Quoi qu’il en soit: là n’est pas la question. Je me laisserai corrompre, si tu te laisses sauver. J’accepterai ma déchéance, si elle t’apporte la rédemption. Laisse-moi brouiller pour toi la frontière entre le bien et le mal, pour nous unir enfin dans cette ombre salvatrice qui nous offre l’asile. Laisse-moi m’enfuir à tes côtés, pour laisser derrière nous ce monde abject qui nous étouffe sous ses couverts de bon sens.
Tu dis que l’univers se tord à nouveau? Alors soit! Regardons-le brûler, et choisissons ensemble l’endroit où nous construirons notre royaume, à l’abri des fous qui n’osent pas nous comprendre. Construisons notre nid dans les cendres du monde, en attendant sa renaissance. Tant que tu seras à mes côtés, j’y serai aussi.
Alors, qu’attends-tu? Emporte-moi!