Mythes d’un Ciel de Nuit

Bienvenue à toi, voyageur ! La mer ne s’est pas montrée trop inclémente avec ton équipage lors de la traversée, j’espère, mon ami ? Excellent ! Comptes-tu rester au moins quelques jours, ou prévois-tu déjà repartir avec le prochain navire en quête d’aventures ? Et si je te proposais un compromis ? Ma caravane repart dans deux jours, au coucher du soleil, en direction des villages miniers, au centre de l’île, à quelques jours de route au nord d’ici. Si tu as envie d’un contrat qui te permette de voyager sur la terre ferme, étranger, c’est ton jour de chance : il me reste quelques postes à combler pour veiller sur la prochaine cargaison. Les routes sont assez tranquilles, la plupart du temps. Le métier est donc idéal pour ceux qui ont la bougeotte, et ça semble bien être ton cas. Et puis, quand les affaires vont bien, c’est un moyen facile de faire un beau pactole… Alors, ça t’intéresse ? Parfait ! Bienvenue dans l’équipage de la caravane d’Ahmar Elsillabi, mon ami ! Comment dois-je t’appeler ? Bien. Pendant le trajet, la caravane fait office de village ambulant. Tu n’auras donc pas à t’en faire avec la nourriture ou le logement. Cela dit, comme nous ne partons que dans quelques jours, tu auras besoin de liquidités… Si tu as quelques objets exotiques, je pourrais les garder en consigne d’ici notre départ, et te donner une avance sur ta paye en échange, si tu veux ? Tu récupéreras tout aussitôt que nous nous mettrons en route, bien entendu. Comment ? Bien sûr que c’est sécuritaire ! Jamais je ne partirais avec ton bien sans toi, à moins que tu ne sois pas au point de rendez-vous dans deux jours, au coucher du soleil. Mais ça n’arrivera pas, n’est-ce pas ? Tu m’as l’air fiable, et je n’ai qu’une parole. Bien, voilà donc de quoi te loger et te nourrir d’ici le départ. Ça devrait être amplement suffisant. Avec un peu de chance, tu pourras même acheter quelques babioles en souvenir au marché public. Je te suggère fortement d’aller y faire au moins un petit tour. C’est le meilleur endroit pour prendre le pouls du village, et entendre les dernières nouvelles de la bouche des locaux. Les aînés du village y passent leurs journées, à raconter des histoires, et à boire du thé. Ils se feront probablement un plaisir de t’en apprendre plus sur Samaria, voyageur. Alors, nous nous retrouverons donc au coucher du soleil, dans deux jours, à quelques coins de rue d’ici, en bordure de la ville. En fait, la caravane devrait être visible, d’ici… Ah, oui ! La voilà ! Tu vois, là-bas, à côté des arbres, cette horde de grands félins à écailles ? Ce sont les Sheraks qui tirent nos roulottes. Difficile à manquer, pas vrai ? C’est là que nous nous retrouverons. À bientôt, mon ami !


*****


Parfait, mon ami, tu es pile à l’heure ! Tu as fait de belles découvertes, en ville ? Samaria est à la hauteur de tes attentes, jusqu’à présent ? Voilà qui fait plaisir à entendre ! Cela dit, crois-moi, tu n’as encore rien vu ! J’ai hâte de t’en faire découvrir davantage. Allez, monte avec moi sur la plateforme du chariot avant, j’ai déjà posé les bien que tu m’as confiés sous le siège. Tu vois, je t’avais dit que je n’avais qu’une parole ! Cette caravane me vient de mon père, qui la tenait de son propre père. Ils sont les artisans de sa réputation irréprochable, et je ne salirais cet héritage sous aucun prétexte, pas même pour tout l’or du monde… Et je suis marchand ! C’est tout dire, n’est-ce pas ? Haha ! Bon, le soleil est couché, les étoiles apparaîtront bientôt, et nous pourrons nous mettre en route. Pour quoi attendre la nuit ? Haha ! On voit bien que tu n’es pas d’ici ! Je ne connais pas d’instrument de navigation plus fiable que les étoiles. D’autant plus que les constellations du ciel de Samaria sont fixes. Regarde bien dans cette direction, au nord, tu vas voir ce que je veux dire. Tu vois bien la crénelure des montagnes, sur la ligne d’horizon ? Bien. Lève un peu les yeux. Tu vois ce grand rectangle, surmonté d’une arche ? C’est la constellation du Portail. C’est non seulement celle sur laquelle nous nous fions le plus pour voyager, mais aussi celle qui nous permet de déterminer le jour où nous sommes. Par exemple, aujourd’hui, nous savons que nous sommes au printemps, puisque les arbres sont en fleurs, et comme Callia, la lune verte, est en plein centre du Portail, nous en sommes donc au cinquième jour du troisième sextant. J’ai cru comprendre que tu n’es pas habitué à notre système de datation. Les choses sont-elles vraiment si différentes sur le continent ? Si tu le dis, je te crois sur parole. Enfin, tu comprends l’importance de cette constellation pour les cultures de Samaria, n’est-ce pas ? Si elle venait à disparaître, notre civilisation tomberait dans le chaos ! Il en va de même de nos lunes, d’ailleurs. Les anciens racontent tout un tas de mythes, à leur sujet. Je n’ai pas leur savoir faire en matière d’histoires, mais je pourrais t’en raconter quelques-unes, si le cœur t’en dit. Nous y gagnerions tous deux au change : tu en apprendrais sur cette île, et je peaufinerais mes talents de conteur ! La route sera longue, de toute façon. Alors, qu’en dis-tu ? Parfait. 


Il faut d’abords savoir que, selon la légende, les étoiles ont été créées par les Anciens Dieux pour être les guides des hommes. C’est pour cette raison qu’elles se tiennent ainsi immobiles dans le ciel de Samaria, en allumant vaillamment leurs flambeaux toutes les nuits. Mais les Anciens Dieux n’étaient pas tendres, et les pauvres étoiles se tuaient à la tâche en maudissant leur sort d’immortelles. Leur servitude fût longue. Elles supportèrent le poids des exigences des Anciens Dieux pendant des siècles, voire des millénaires, avant qu’un jour, six sœurs célestes ne se rebellent enfin, et aient le courage de se dresser contre leurs créateurs. Le risque était grand, mais chaque membre de cette cellule contestataire croyait que le bien de toutes valait plus que leur sécurité individuelle. Pleines d’une furie aussi vengeresse que justifiée, assoiffées de liberté et de justice, elles confrontèrent les Anciens Dieux dans une bataille épique qui marquerait à jamais l’histoire du cosmos. La perception et la mémoire humaine sont beaucoup trop limitées pour nous permettre d’en transmettre les détails, mais on dit que même avec toutes leurs forces réunies, ces six braves révolutionnaires frôlèrent l’échec. La légende veut que ce ne soit que grâce au sacrifice de Saria, l’aînée des six sœurs, que ces jeunes rebelles purent avoir le dessus. On raconte qu’au tout dernier moment du combat, dans un sursaut de désespoir, alors que tout semblait perdu, Saria aurait aspiré de force en elle tout le pouvoir des Anciens Dieux par amour pour ses sœurs qu’elle voulait protéger coûte que coûte. La perte de leurs pouvoirs aurait tué les Anciens Dieux, mais Saria l’aurait payé de sa vie, et aurait été consumée sur le coup, en ne laissant rien derrière elle. De mémoire d’homme, elle est la seule étoile à s’être jamais éteinte. Il faut dire que la résilience des étoiles étant en elle-même légendaire, il en faut beaucoup pour en venir à bout. Cependant, le pouvoir des Anciens Dieux était tel que même le sacrifice de Saria ne fut pas suffisant pour tout contenir. Ses sœurs durent se partager le contre-coup, et absorbèrent ce qui restait de pouvoir, accédant par le fait même malgré elles à la divinité. Ou alors étais-ce la volonté d’une conscience bien au-delà de notre compréhension qui, par souci d’équilibre, aurait promu les jeunes rebelles pour prendre la place des Anciens Dieux détrônés ? Peut-être encore ces héroïnes furent-elles simplement élues par leurs consœurs pour régner sur les cieux ? Les versions diffèrent sur ce point, et nous ne saurons probablement malheureusement jamais le fin mot de l’histoire… 


Enfin, l’essentiel est que tous s’entendent sur la suite : Une fois les cinq sœurs restantes déifiées, leur premier édit fut de commémorer leur aînée tombée au combat. En se partageant le ciel entre elles, elles en gardèrent une part pour elle, afin que son esprit et son courage continuent à veiller sur le monde. Si tu regardes plein sud, derrière nous, tu verras cet espace de ciel, où elle brille par son absence, d’où son surnom de  »lune noire ». On dit cependant que par la volonté de ses sœurs, Saria règne depuis l’au-delà sur le monde des morts, pour les protéger des forces malfaisantes qui en voudraient à leurs âmes. On lui associe le Gallion d’Automne, moment où les champs se meurent pour mieux renaître au printemps. C’est Callia qui se charge de régner sur cette période de renaissance. Des six sœurs, c’était la plus jeune, la plus douce, et celle qui aimait le plus son aînée disparue. On dit que c’est pour elle qu’elle fait renaître la nature au printemps, pour honorer sa mémoire. On dit aussi que si elle met autant d’efforts à la tâche, c’est qu’elle cherche un moyen de ressusciter un jour sa sœur adorée. On dit même que les inondations fréquentes du printemps seraient d’ailleurs causées par les intarissables larmes de Callia devant chacune de ses tentatives ratées. Vient ensuite Edona, la lune rouge que tu peux voir au nord-ouest. Plus fougueuse, plus combative, l’attitude de sa cadette la désespère un peu, elle qui aimerait laisser toute cette histoire dans le passé. Elle s’acharne donc à faire sécher la terre de son mieux pendant le Gallion d’Été. Certains prétendent que pour y arriver, elle aurait séduit le soleil, pour qu’il succombe à ses charmes et en fasse selon ses désirs. C’est selon moi peu probable, mais si l’une d’elles le peut, c’est bien Edona la Guerrière ! Si tu regardes maintenant au nord-est, tu y verras Sophia, la lune blanche. Stoïque, posée, méditative, certains la disent distante et froide. Mais pourrait-on s’attendre à quoi que ce soit d’autre de celle qui gouverne justement le Gallion des Froids ? Née entre Callia et Edona, il y a peu à dire sur elle, hormis qu’elle est la jumelle d’Hellia, la lune bleue qui veille sur l’hiver. Cette dernière est d’ailleurs tout le contraire de sa sœur : émotive, spontanée, sensible, un rien parvient à la remuer. On dit que c’est pour cela qu’elle tente d’endormir le monde, dès le début du Gallion d’Hivers. On dit aussi que ce sont ses sautes d’humeurs qui causent les tempêtes et les gelées de cette période de l’année, et que si elles continuent pendant le Gallion de Sophia, c’est parce que la jumelle bleue tente vainement d’attirer l’attention de sa sœur. Elle se tient d’ailleurs tout près d’elle dans le ciel : si tu te tournes un peu vers l’est, tu la verras, environ à mi-chemin entre l’est et le sud. De l’autre côté, au sud-ouest, on retrouve Regina, la lune dorée, celle qui a hérité du titre d’aînée à la disparition de Saria. Si on la dit autoritaire, c’est qu’elle a complètement endossé le manteau de son aînée disparue, et veille farouchement sur ses cadettes, qu’elle considère sous sa responsabilité. On la surnomme parfois la  »Lune-Reine », et comme toute bonne monarque, elle sait se montrer généreuse lorsque l’occasion s’y prête. C’est elle qui gouverne le Gallion des Moissons, tu l’auras deviné. 


Outre nos six lunes et la constellation du Portail, le ciel de Samaria contient bien d’autre histoires. J’en connais quelques-unes, comme le Voilier et la Flèche du Sud, mais je ne suis pas marin. Ce sont eux, les spécialistes du ciel nocturne. Oui, je veux bien te parler de celles que je connais. Nous avons le temps, de toute façon, n’est-ce pas ? Alors… Voyons voir… Le Voilier… Si ma mémoire est bonne… Ah, oui ! Le voilà, un peu à l’est du nord-est. Tu vois ce triangle à angle droit, un peu en haut à droite de Sophia ? C’est la grande voile avant. Si tu regardes bien, tu verras un deuxième triangle, plus petit, dos à dos avec le premier. C’est la deuxième voile. Et cet ovale déformé en dessous, c’est la coque. Le dessin est un peu simpliste, mais je suis marchand, après tout, pas artiste. Alors, quand il s’agit de relier des étoiles au point à point, je manque peut-être un peu d’imagination. Enfin, avec un peu de visualisation, j’imagine qu’on peut lui donner une allure plus… mythique. On raconte que c’est le vaisseau d’un riche voyageur, voguant dans le ciel en direction de Samaria. Il n’est pas très grand, mais on dit que c’est parce qu’il est encore au loin. En espérant que ses intentions soient bonnes et qu’il ne gâche pas mon commerce ! Haha ! Plus sérieusement, tu remarqueras avec son positionnement que, au quatrième jour d’un sextant, la lune suivante se trouve juste sous le Voilier. Pour cette raison, on dit que les gens nés le 4e jour du sextant font souvent de grands voyageurs. C’est mon cas. Je suis né alors que Regina passait sous le Voilier. Très bonne conjonction, pour un marchand. J’imagine que c’est là la raison pour laquelle j’ai hérité de la caravane de mon père. Je serais curieux de faire la conversion de ta date de naissance, dans notre système. Bien sûr, avec un ciel fixe, notre astrologie ne peut pas être bien complexe, mais l’idée d’avoir un chemin de vie suggéré par les astres me semble… poétique. Selon le ciel, j’avais en moi les talents nécessaires pour être un bon marchand, et le sachant, mes parents ont pu entretenir et encourager ces qualités. C’était valorisant, et les voir être fiers de moi m’a beaucoup aidé à développer un intérêt pour l’entreprise familiale. Enfin, si la curiosité te prends, tu pourras demander à ma femme de t’aider. Elle est habile avec ce genre de choses. Sinon, on dit que les gens nés au cinquième jour du sextant font de bons chasseurs, au sens propre comme au figuré. C’est parce que l’une des lunes se trouve alors alignée directement sur la Flèche du Sud. Retournes-toi, mon ami. Elle est grande, et facile à voir. Presque aussi haute que le Portail en face, et pointant vers le bas. C’est cette constellation que nous suivrons, sur le chemin du retour. À cause de ces étoiles, on dit ici de quelqu’un qui pourchasse des rêves irréalisables qu’il  »tente d’attraper le sud », comme s’il tentait de suivre la Flèche du Sud jusqu’à ce qu’il arrive directement sur la pointe. Tout bon voyageur sait que c’est impossible, n’est-ce pas ?

 
Alors voilà. Ce sont celles que je connais. Je sais qu’il en existe d’autres, mais comme je te l’ai dit, je ne suis pas marin : ce n’est pas ma spécialité. Prends-le temps de discuter avec eux, à notre retour. Quelques pêcheurs locaux pourront te raconter des histoires fabuleuses arrivées en mer, ou t’expliquer comment les étoiles parviennent à les guider quand les vagues occupent l’entièreté de l’horizon. Tu sais de quoi je parle, évidemment. N’es-tu pas arrivé ici sur un navire, après tout ? Cela dit, ton équipage ne pouvait pas connaître aussi bien les mythes locaux qu’un natif. Histoire pour histoire, tu parviendras probablement à leur tirer les vers du nez. Et si cela ne fonctionne pas… un peu d’alcool leur déliera la langue à coup sûr ! Haha ! Ça te rappelle des souvenirs, pas vrai ? Allez, je vois bien que tu tombes de fatigue. Allons nous coucher dans la roulotte pour le moment : les Sheraks connaissent le chemin. Garde ta dague au proche pour te défendre au besoin, si nous sommes attaqués par des prédateurs ou des brigands, mais dors sur tes deux oreilles. De tels dérangements n’arrivent pas souvent. Et puis, avec un peu de chance, le ciel de Samaria te racontera ses histoires en rêve…

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