-Mrrawr?!
-Mais oui, Gaston, je serai de retours pour l’heure du souper, ce soir, c’est promis.
Gaston, c’est mon chat. Une grosse mauviette grise tigrée, qui semble toujours peser trois fois son propre poids, quel qu’il soit. Mais il me tient compagnie dans mon minuscule appartement du Vieux Lévis, que je loue le temps de finir mon bac à l’UQAR. D’ailleurs, si je ne veux pas étirer indéfiniment le temps qui me sépare de mon diplôme, faudrait que j’arrête de traîner, et que j’aille attraper l’autobus, histoire de ne pas être (encore) en retard.
J’avale donc ma dernière bouchée de toast en vitesse, pendant que j’attrape ma veste et que j’enfile à la hâte mes vielles espadrilles trouées. La fraîche matinée de fin novembre exigerait normalement un manteau digne de ce nom et une bonne paire de bottes, vu les quelques centimètres de neige accumulés au sol, mais…disons que…enfin…à choisir entre une épicerie satisfaisante et une protection hivernale adéquate, mon estomac a tranché la question il y a longtemps. Ah ! Les joies d’un budget d’étudiant !
Je n’ai pas fait trois pas sur le balcon de l’immeuble devant la sortie du troisième étage qu’une vive douleur au postérieur me signale que la semelle usée et lisse de mes vieilles godasses ne fera pas le poids contre le verglas de cette nuit. Qu’à cela ne tienne, je remballe mes jurons bien sentis, je me relève, et je repars vers l’escalier, que je descends en appuyant mes mains cachées dans mes manches sur les rampes, et en me laissant glisser jusqu’en bas de chaque palier. Vu la débarque que j’ai prise sur le palier, je préfère éviter de courir dans les marches. Cela dit, le temps n’attends pas, et l’autobus non plus. Aussitôt que mes pieds touchent le trottoir, je file à toute vitesse sur la glace, en direction du coin de rue où se trouve mon arrêt. Si je n’ai ni la grâce ni la technique d’un patineur de vitesse, j’espère au moins aller assez vite pour que l’allégorie se tienne. Enfin, disons surtout que je fais d’énormes efforts pour faire honneur à la métaphore, avec plus ou moins de succès. Les trottoirs inégaux sont recouverts d’une épaisse couche de glace partout, mais celle-ci est loin d’être égale. Ici et là, la trace laissée par les roues d’un véhicule dans la neige mouillée de la veille a gelé en laissant un monticule dangereusement efficace lorsqu’il s’agit de freiner les élans de patineurs amateurs tels que moi. Ajoutez à cela les dénivellations du terrain, dont certaines côtes assez abruptes, et la manœuvre devient particulièrement périlleuse. Le Gros Bon Sens me dirait normalement de ralentir…mais voilà que l’autobus tourne le coin. Si je me lance dans un dernier sprint, je devrais réussir à atteindre l’arrêt avant qu’il ne reparte. C’est donc évidemment ce que je fais.
La course est serrée : le véhicule a un net avantage de vitesse, mais j’ai une plus grande manœuvrabilité. Je slalome donc entre les obstacles en me servant de la force de mes bras pour aider à me propulser chaque fois je passe suffisamment près d’un objet solide où m’agripper. Conjuguée au manque d’adhérence de mes pauvres semelles, la tactique porte fruit : je ne suis qu’à un ou deux mètres de l’arrêt lorsque l’autobus s’y immobilise. Plus qu’un dernier petit coup de patin, et…
Aouch. J’ai dû frapper quelque chose. La douleur dans mon crâne est si intense qu’elle m’aveugle. Les oreilles me sillent si fort que je n’entends plus rien d’autre. Entre le silence bourdonnant qui m’entoure et le blanc de la neige qui se mêle à la photosensibilité qui accompagne ce genre de douleurs, je n’ai plus aucun repère. Je flotte un moment, complètement étourdi, sonné comme une cloche d’église en plein dimanche matin, et absolument incapable d’aligner deux pensées cohérentes. Peu importe. Ça viendra plus tard. Pour le moment, je dois tenter de reprendre le dessus un peu, histoire de voir si je me sens capable de me rendre à mon cours.
Au bout de ce qui me semble être un long moment, je finis par reprendre mes esprits suffisamment pour réaliser que je suis assis sur le trottoir, et que l’autobus est toujours là. Je pourrais probablement y monter, c’est probablement un signe de ma part que le chauffeur attend pour redémarrer. Mais ma motivation à aller en classe s’est complètement évaporée, et le contre-coup de cet accident fâcheux m’a vidé de mes forces. Je me lève donc lentement, et je fais signe au conducteur du véhicule de partir sans moi. Sans attendre de réponse de sa part, je me faufile à travers l’attroupement qui s’est formé autours de moi en murmurant quelques excuses pour le dérangement et je m’éloigne lentement en direction de chez moi.
Le chemin du retour est pénible. Les étourdissements reviennent périodiquement, parfois de manière si violente que je suis de nouveau aveuglé. Je n’ose pas regarder ma montre, mais mon petit doigt me dit qu’au temps que je mets à parcourir la distance, j’ai dû perdre connaissance une fois ou deux en chemin. Si la situation ne s’améliore pas rapidement une fois rendu chez moi, j’appellerai un taxi pour me rendre à l’hôpital. J’aimerais mieux éviter la dépense, mais après tout, c’est peut-être grave. Et puis comme ça j’aurais une pièce justificative pour motiver officiellement mon absence en cours. La session achève, je n’ai plus beaucoup de marge de manœuvre pour motiver mes absences. Je me dis à regret que j’aurais peut-être dû prendre les choses plus sérieusement. Enfin, j’aurai appris ma leçon pour la session d’hivers, avec un peu de chance…
Quand je suis arrivé à la maison, Gaston m’attendait, le regard anormalement altier, en fouettant l’air du bout de sa longue queue rayée, qu’il faisait lentement onduler de droite à gauche, comme un serpent qui se prépare à attaquer. Je ne lui avais jamais vu cet air princier et hautain, du haut duquel il semblait me crier »Tu m’avais promis! ». C’est alors que j’ai compris. J’avais bel et bien rencontré ma fin dans cet accident, et dans le regard perçant de mon compagnon à quatre pattes, je pus lire que si certains vendent leur âme au Diable, je venais vraisemblablement de vendre la mienne…à mon chat.