Te voilà enfin. Toi que je connais depuis toujours, sans oser approcher. Je t’ai donné naissance il y a de cela des millénaires, avant de t’abandonner par peur d’être inadéquat. Me pardonneras-tu? Attends, je te dois des explications. Laisse-moi te raconter notre histoire, telle que je la connais, depuis le jour où ma solitude me poussa à jouer au Créateur.
C’était à une époque où le monde n’avait pas encore conscience de sa propre existence. Une époque de solitude, où l’homme n’était encore qu’une bête. Les rares êtres qui parvenaient à se doter d’une conscience propre sombraient inévitablement dans le chaos, dévorés par une magie inexplicable, relent de l’étincelle créatrice qui enfanta le monde. Je suis de cette espèce. J’ai voyagé, et vu des choses qui sembleraient impossibles aux esprits les plus imaginatifs. J’ai vu le monde se tordre et se reformer des dizaines de fois. J’aurais gagné en sagesse, si cette magie infâme ne m’avait poussé à commettre des atrocités indicibles qui me font honte aujourd’hui, alors même qu’il m’est clair que je ne puis m’en affranchir. J’étais, je suis, et je serai toujours un prédateur. Une chose dangereuse qui doit tuer pour survivre, ou accepter de tomber dans la décadence. Sans un effort constant pour maîtriser mes pulsions, je deviendrais une bête sauvage et enragée, encore mille fois plus terrible que ce que je suis déjà, si la chose est même possible. Je m’en veux de t’annoncer que tu es née d’une source aussi vile.
J’ai cru un jour, il y a longtemps, que la source de cette folie meurtrière qui m’habite se trouvait dans cette solitude cruelle que la mort crée autours de moi. C’est de cette certitude que tu es née, indirectement. Usant de cette magie grotesque dont je t’ai parlé, j’ai conçu intuitivement un rituel, qui devait briser mon isolement. Grisé par la perspective d’avoir enfin quelqu’un à mes côtés, je me suis isolé pour mener à bien ma quête. Dans une caverne sombre scellée par ma volonté, j’ai usé de mon propre sang afin de pétrir l’argile qui me servirait à sculpter ta première enveloppe. Je l’ai façonnée avec toute l’attention au détail qu’il m’était possible de déployer. Je dirais même que je le fis comme une prière, murmurée par mes mains avec toute la ferveur et la dévotion dont mon cœur noir était capable. Je priai longtemps, gardant ton corps d’alors humide sous mes paumes ensanglantées et meurtries, afin qu’il ne s’effrite pas par la sécheresse. Je priai ainsi pendant des jours, des lunes, même. Je ne saurais dire combien de temps exactement : ce dernier n’a que peu d’importance, pour un immortel de mon espèce. Je puis cependant affirmer que cela fut assez long pour que l’attente me semble interminable. Le sacrifice de ces heures innombrables et de ma force vitale fut cependant récompensé quand tu t’animas enfin. S’il est possible pour une créature telle que moi d’être heureuse, ce moment est probablement ce qui s’en approcha le plus dans ma longue existence.
Je t’aurais faite immortelle à mon image, si ce n’avait été de l’humilité qui me prit devant la pureté de ton essence. Tu brillais alors d’une innocence naïve, d’une bonté rayonnante qui m’émut tant que je ne sus me résoudre à te souiller davantage de ma présence. Comment une telle lumière avait-elle pu jaillir de mes ténèbres si denses? Le mystère de ta naissance, de l’avènement de ton âme si neuve dans ce monde déjà vieux fut ma révélation. Pendant des siècles, je vivrais en reclus, pendant que le monde oublierait cet âge lointain, et que tu reviendrais, toujours plus forte, toujours plus belle, à chacune de tes nombreuses incarnations. Je veillai sur chacune d’elles. Je pourrais te nommer chacun de leurs noms, et dessiner chacun de leurs visages. Jamais je ne trouvai cependant le courage de te parler. Ma peur de te corrompre était bien trop immense.
Pourquoi aujourd’hui, alors? Ah, ma tendre! Mais parce que ce monde se tord à nouveau! Sa chute est à nouveau inévitable, et mon cœur égoïste a peur d’y perdre ta trace. Pardonnes-moi, encore une fois, mais ma peur de te perdre est de loin supérieure à celle qui m’a poussé à me contenter de te regarder de loin pendant tout ce temps. Par ailleurs, si l’éclat de ta pureté originelle demeure intact, il est aujourd’hui emmuré dans une sagesse obscure qui témoigne de l’expérience que tu as fini par acquérir en ce monde. Tu brilles désormais comme un sublime diamant noir, qui serait illuminé de l’intérieur. Malgré la souillure de ton lien à mon essence et de mon empreinte sur ta naissance, malgré l’influence néfaste de ce monde cent fois maudit, rongé par sa propre ignorance, tu es restée l’emblème même de la perfection.
Oserais-je le dire? Ce côté sombre que tu as développé avec le temps te rends encore plus attirante aujourd’hui qu’en tes premières heures. Je suis à ce point corrompu. Tu aurais raison de m’en vouloir, mais je ne parviens plus à te résister. Des siècles d’attente ont miné le peu de force morale qui me restait. J’en suis donc réduit à implorer ton pardon pour tout ce que tu as subi par ma faute, et pour ces terribles révélations. J’en suis acculé à te supplier à genoux de me laisser t’approcher. J’en suis arrivé, enfin, à renier tous mes principes, toutes les règles de conduite qui ont jusqu’ici assuré ma survie, pour le simple plaisir de voir mon reflet dans le miroir de tes iris. J’y vois enfin la preuve de mon existence misérable.
Voilà: tu sais désormais que j’existe. Tu sais qu’une chose sans âme te donna un jour la vie, et que la perfection que tu incarnes est probablement la seule chose qui empêcha cet être damné de sombrer dans la folie. Tu sais que je rampe à tes pieds, dans l’attente d’un pardon que je n’ose espérer, mais sais-tu aussi que c’est pourtant l’espoir coupable de sentir tes mains sur moi qui me pousse à gagner ce combat contre moi-même, et me montrer digne de ton attention? Sais-tu qu’une seule de tes paroles sera ma mort ou ma délivrance? Car tel est bien le cas: c’est là toute l’ampleur du pouvoir que tu détiens sur moi. Me laisseras-tu, alors, goûter à ta peau, à ton sang issu du mien, afin d’enfin faire de toi mon égale, dans l’absolu comme dans l’infini? Me laisseras-tu te faire mienne, comme je suis tien déjà depuis si longtemps? Le choix t’appartient, mon Éternelle, et j’attendrai ta réponse aussi longtemps qu’il le faudra, tapi dans l’ombre de ton ombre. Un seul mot, la caresse d’un seul murmure à mes oreilles, suffira à en décider de mon sort. Je veillerai d’ici-là sur toi comme je l’ai toujours fait, mon Adorée.
Au revoir, j’espère. Et sinon…Adieu!