L’air est lourd. Le vent qui se lève le déplace avec peine. Bientôt, le ciel éclatera. La colère de l’orage viendra encore une fois laver le monde. Alors que tous se pressent vers leurs demeures et se mettent à l’abris, une jeune femme sort sur son balcon pour profiter des prémisses du spectacle à venir. Elle aime ces moments où ses voisins s’emmurent et la laissent savourer en paix tout le pouvoir du monde. Car c’est bien de pouvoir qu’il s’agit: ce soir, la tempête se fera la démonstration farouche de ce dont la nature est capable. Tout inoffensive qu’elle puisse être, la danse des nuages se veut à la fois un rappel des forces qui sommeillent, et un appel aux armes pour ceux qui, comme les arbres, sentent le moment approcher. La danse des feuilles l’a avertie, le vent chuchote à son oreille. Ce soir, elle veillera dans le silence immobile de l’effervescence cachée du monde.
Dans le gris du crépuscule orageux, elle s’installe sans presse. Elle pose sur la table un verre de rhum alors qu’autour d’elle dansent les volutes de fumée d’un cigare bon marché. Leur valse lente et sinueuse serpente dans les airs en créant des tableaux aux courbes voluptueuses. Entre les méandres vaporeux, la magie s’anime. Au loin, le spectacle des lumières de rues qui s’allument attire l’attention de celle qui, désormais, rêve éveillée dans sa berçante. À ses yeux, les points lumineux deviennent des lucioles géantes, enchaînées au sol par la folie des hommes.
Quelques gouttelettes timides annoncent le déluge à venir. L’odeur humide de la pluie se mêle à celle du sol qui s’abreuve. Ainsi le ciel nourrit la terre.
Alors que la faune cherche rapidement un abris, l’ondée augmente en force, et déchire de sa brise fraîche la canicule poisseuse du jour qui s’achève. La jeune femme ferme les yeux et savoure sa dernière gorgée de rhum. Le vent en profite pour la narguer. Une bourrasque particulièrement forte fait diverger l’angle de l’averse, et l’asperge copieusement. Dans le cendrier, les restes du mégot grésillent et protestent. De justesse, elle parvient à ne pas s’étouffer, et avale plus rapidement que prévu l’alcool vanillé. Un frisson la parcourt au contact de l’eau glacée. Le contraste entre celle-ci et sa peau surchauffée par le soleil des derniers jours est un délice étonnant pour ses sens embrumés. Chaque goutte semble laisser dans son sillage une sensation électrisante qui la couvre de chair de poule.
Il n’en faut pas plus pour que l’ivresse la pousse à répondre à cette invitation des éléments. Avec un sourire énigmatique, elle délaisse ses sandales et s’élance dans l’escalier qui sépare le balcon de la cours de l’immeuble. Là, pieds nus dans l’herbe tendre, ses inhibitions terminent leur disparition, emportées par les torrents de la pluie battante. Bercée par la musique omniprésente du monde qui l’entoure, elle danse.
À peine quelques pas suffisent, puis le ciel lui répond. L’orage explose enfin dans toute sa magnificence, et zèbre l’horizon d’arborescences lumineuses. Un à un, les éclairs frappent le sol, heurtant au passage les réverbères et leurs lucioles emprisonnées. Enfin libérées, ces dernières s’envolent vers les nuages, où elles disparaissent pour se transformer en étoiles. Le spectacle de leur liberté retrouvée faire naître sur les lèvres de la danseuse l’esquisse d’un sourire, et elle ferme les yeux, se laissant emporter par le rythme de ses propres pas contre le sol inondé. Lentement, elle s’abandonne à la magie du monde, et s’éloigne de chez elle, pas à pas, guidée par la Terre et le Ciel. On ne retrouvera au matin que ses sandales trempées, oubliées derrière avec le mystère de sa disparition…