Arbeit Macht Frei

« C’est beau, tu peux aller dîner. Je t’attends ici dans une heure pile. Et n’oublie pas de dépuncher. »

Julianne hoche la tête: elle n’a pas vraiment la motivation de répondre. Elle en a un peu sa claque de sa job ingrate au salaire minimum, de son boss aussi blasé qu’elle qui défoule ses nerfs sur ses employés, et de sa routine écrasante habituelle. Cela dit, les facture ne se payant pas toutes seules, elle n’a pas vraiment le choix, alors elle endure. 

Assise seule entre les quatre murs de la salle des employés au sous-sol de la boutique, elle ressasse ses souvenirs, en grignotant un sandwich à la moutarde, faute de mieux. Se rappeler, c’est son exutoire. Dans la jeune vingtaine, ça ne lui donne pas énormément de choix, côté souvenirs à évoquer…mais elle en trouve. Certains joyeux, d’autres moins. Ses préférés sont bien entendu ses souvenirs de voyage. Ils lui rappellent une époque trop brève où elle se sentait autonome, sans être écrasée sous les responsabilités. 

Son amertume du jour la pousse à retourner voir ses photos de l’Allemagne. Ou, plutôt, quelques unes en particulier: celles du jour où elle a visité les vestiges d’un camp de concentration nazi, avec le reste de son groupe d’étudiants en langues. L’expérience l’avait profondément bouleversée. Au point où, sous le choc, elle en était venue à tout prendre en photo, histoire de pouvoir prendre le temps de digérer l’atrocité de ce qu’elle avait vu petit à petit, en regardant les images par la suite. Toute sa vie, les photos lui fourniraient une preuve que l’horreur qu’elle avait vu était bien réel, et non pas le fruit d’un mauvais rêve. Ses compagnons de voyage l’avaient jugée sur le coup, jusqu’à ce qu’elle trouve les mots pour leur expliquer. Et même encore. Il était clair à leur expression qu’ils n’étaient pas convaincus. Enfin, là n’était pas l’important: les photos étaient bel et bien là, souvenir inconfortable, preuve accablante de ce que l’espèce humaine faisait de plus inhumain. 

Les images avaient beau être marquantes, ce n’était cependant pas elles qui hantaient le plus l’esprit de la jeune femme. Ce qui la mettait le plus mal à l’aise, c’était l’ironie des mots inscrits au dessus de l’entrée. Ils étaient différents pour chaque camp, mais chaque fois, la phrase pouvait être prise à double sens, et donnait froid dans le dos à qui s’en rendait compte. Pour Julianne, il y en a une qui s’est inscrite dans sa tête de manière indélébile.  »Arbeit macht frei »: Le travail rend libre. Une phrase d’apparence anodine, qui insuffle un espoir cruel qu’en travaillant dur, on pouvait améliorer son sort. Doublement cruel lorsqu’on sait que la plupart des déportés n’ont retrouvé leur liberté perdue qu’en relâchant leur dernier souffle. Alors oui, lorsqu’on a tout donné, jusqu’à ce que le corps et l’esprit flanchent, le travail rend libre. Libre de tout avenir, de tout espoir. 

L’espace d’un instant, Julianne ferme les yeux. Dans un soupir, elle envoie une pensée pour tous ces gens qui ont souffert sans raison. Elle ose à peine imaginer ce que ces gens ont vécu. À côté d’un tel enfer, ses journées au salaire minimum prennent des allures de Club Med. Et pourtant…

Coupable, Julianne secoue la tête pour se sortir de sa torpeur. Malgré les difficultés et la routine écrasante, elle a de quoi manger, s’habiller, et un toit sur la tête. Elle devrait être reconnaissante pour ce qu’elle a plutôt que de se plaindre, non? Ses besoins essentiels sont relativement couverts, alors que d’autres n’ont rien.  De quel droit se plaint-elle?

Et pourtant…

Malgré la culpabilité, une idée dérangeante se glisse insidieusement dans les pensées de la jeune femme. Julianne en a honte, mais elle n’arrive pas à la chasser. Elle n’arrive pas à s’empêcher de voir un lien entre sa situation apparemment sans issue, et les horribles abattoirs humains qui l’ont tant bouleversée. Comme si l’idée avait été reprise à la fin de la guerre, mais déguisée pour la rendre plus  »moralement acceptable ». Plutôt que d’entasser les  »indésirables » dans des camps, on les accule au pied du mur, où ils sont obligés d’accepter n’importe quelles conditions de travail, aussi médiocres et humiliantes soient-elles. On les mets dans une situation où ils doivent renoncer à leur dignité pour avoir une chance de survivre. Et pour s’assurer qu’ils restent dociles, on fait croire à tous les autres que ceux qui acceptent ces conditions l’ont fait parce qu’ils sont trop paresseux ou bons-à-riens pour faire quoi que ce soit d’autre. C’est faux, pourtant. Julianne est une jeune femme intelligente, et elle le sait. Travaillante, aussi. Elle n’a jamais eu peur de mettre l’épaule à la roue, surtout lorsque d’autres ont besoin d’aide. C’est peut-être ça, le problème. Ses valeurs altruistes ne sont peut-être pas assez compatibles avec la société capitaliste où elle évolue. Serait-elle plus heureuse en mettant ses valeurs de côté? En a-t-elle encore la possibilité, seulement? Parviendrait-elle à tirer son épingle du jeu en imitant ces défenseurs du  »chacun-pour-soi », qui prétendent tirer les ficelles du monde? Elle en doute. Elle est trop mauvaises menteuse. Pour ne pas se faire démasquer, il faudrait qu’elle devienne ce qu’elle déteste, et il n’en est pas question. Voir les choses sous cet angle lui donne au moins l’impression d’avoir elle-même fait un choix. Sa croix reste la même, mais le simple fait qu’elle ne lui soit plus exactement imposée semble la rendre moins lourde.

Enfin. Philosopher ne l’avancera pas à grand chose. D’autant plus que le temps passe rapidement: sa pause-dîner est déjà presque terminée. Elle a à peine le temps de ranger ses affaires et de passer par la salle de bain avant de repuncher, si elle ne veut pas être accusée de vol de temps. Ce qui est ironique, puisqu’une seule minute de retard sur le punch lui vaudrait de se faire retrancher un quart d’heure de paye…mais bon, elle ne décide pas des règle, alors elle doit se contenter de les suivre. Devant le miroir de la salle de bain, elle prends une grande inspiration, regarde son propre reflet droit dans les yeux, et remet son masque de gentil petit zombie bien dressé. Aussi bien rentrer dans le personnage, après tout: la mascarade continue…

2 commentaires sur “Arbeit Macht Frei

  1. À la demande d’amis plus engagés que moi politiquement, je me décide enfin à publier ce texte écrit il y a déjà quelques années, et que j’assume plutôt mal. L’histoire a beau être écrite avec mes propres mots, son sujet dérange. Je suis bien consciente des tabous qui entourent ce genre de réflexions, et à l’image de mon personnage, je préfère généralement me taire. En espérant bien n’offenser personne (hormis peut-être quelques gens d’affaire sans scrupules à qui le chapeau ferait un peu trop bien).

    Je tiens par ailleurs à préciser que mon employeur actuel n’a absolument pas à se sentir visé par cette histoire en ce qui me concerne. Chaque histoire contient sa part de fiction, après tout… 😉

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